mardi 13 février 2007

ARKHANGELSK - Le nouvel Opus d'Erik Truffaz

ERIK TRUFFAZ QUARTET
« ARKHANGELSK »

Sortie: 12 Mars 2007


De la trompette à la voix, il n’y a qu’une mince cloison. Mais elle est essentielle. Arkhangelsk, dernier opus d’Erik Truffaz aborde une dimension encore peu défrichée par le trompettiste et son groupe, celle du chant. La voix humaine, une nouvelle étape ? Pas tout à fait, mais quand même une avancée considérable. L’exploration de terres nouvelles qui correspond à un mouvement initié au fond depuis longtemps. Et c’est un pas immense car la musique elle-même s’en trouve transformée, sollicitée qu’elle est ainsi par des défis d’un autre ordre. Certes, il ne manque pas de trompettistes chanteurs dans l’histoire du jazz, de Louis Armstrong à Chet Baker. Mais Erik Truffaz avoue d’emblée un petit faible pour ce dernier : « Chet Baker est un des chanteurs que je préfère pour le style ». On a parfois moqué la « voix de gonzesse » du trompettiste américain. Cette suspension fragile où passe tant d’émotion fait en tout cas l’unanimité au sein du groupe. Alors, rien de surprenant au fond si parmi les surprises de ce nouvel album, on découvre sur plusieurs morceaux la présence du chanteur britannique Ed Harcourt ainsi que de Christophe. Sans parler bien sûr du rappeur Nya, qui pose depuis maintenant longtemps ses mots scandés sur la musique du quartet.
On a bien écrit « quartet », car il s’agit bel et bien ici de musique de groupe, les compositions étant pour la plupart collectives. D’ailleurs, jamais encore Erik Truffaz et ses compagnons de jeu Marcello Giuliani, Patrick Müller et Marc Erbetta n’avaient atteint une telle cohésion. Et le fait de se lancer un défi en accueillant des chanteurs n’est sans doute pas pour rien dans cette capacité à façonner ensemble un son commun qui donne un tel sentiment d’unité. Ce n’est pas non plus un hasard s’il s’agit incontestablement de l’album le plus ouvertement pop de ce groupe. « I swallow your soul into the red cloud », chante Ed Harcourt sur Red Cloud, le second titre du disque, entraînant à sa suite l’auditeur dans une tempête de neige qu’envahit une brume envoûtante aux accents épiques.
Arkhangelsk est un de ces disques que l’on continue d’écouter. Un disque qui persiste même quand la musique s’arrête ; un disque obsédant. Cela tient beaucoup à la dimension atmosphérique omniprésente dans la plupart des compositions. Une musique qui s’étire, s’étend pour flotter dans l’espace avec ces nappes de trompettes qui évoquent par moments de grands nuages aplanis fuyant dans le ciel. Une musique rêveuse, mentale, non exempte cependant d’une vraie dynamique et même d’une certaine tension. Sans doute la présence de la voix a-t-elle accentué dans les compositions une dimension dramatique plus soulignée que dans les enregistrements précédents. « On s’est beaucoup interrogé sur la façon d’intégrer ces voix au son du groupe, reconnaît Marcello Giuliani. On avait quand même déjà joué en concert avec Christophe, mais là c’était une autre étape. L’enregistrement s’est fait en plusieurs temps. On avait déjà la musique qu’on lui a fait écouter. Il a alors commencé à improviser à l’harmonica puis en yaourt. Très vite, il nous a dit qu’il avait plein de textes dans son ordinateur portable. Dès qu’il a commencé à chanter ses propres mots en trouvant la mélodie ça a démarré, la chanson était lancée. » Ainsi est né « L’un dans l’autre », une belle rencontre entre la voix de Christophe et la musique concoctée par Truffaz et ses amis. Comme cette ouverture, par exemple, qui évoque fugitivement la wah wah de Jimi Hendrix et d’emblée installe une syncope, un rythme en suspension, créant l’espace indispensable pour permettre à la voix de s’épanouir. Quant à Ed Harcourt, il avait déjà chanté avec Truffaz lors d’un hommage à Chet Baker au New Morning. « Dans un morceau, la présence d’un chanteur en fait aussitôt un leader mélodique, mais il fallait impérativement que cela soit en phase avec le son du groupe », analyse le trompettiste. Tout s’organise de ce fait en fonction du chant, sans que pour autant la musique se cantonne au rôle d’accompagnement. Et c’est bien là que réside pour une bonne part la réussite de cet album. En ce sens, on peut parler de rencontre et aussi de la part des musiciens de la réalisation d’un vieux rêve, une envie qui les travaillait depuis longtemps. « Pour nous quatre, c’est une espèce d’accomplissement, souligne Erik Truffaz. Dans le groupe, on aime tous vraiment la voix humaine. Et en ce qui me concerne si je savais chanter comme Ed Harcourt, je préférerais ça à jouer de la trompette. » À quoi surenchérit Marcello Giuliani : « On a tous rêvé d’être chanteurs. On vient de là. On vient des chanteurs. Je suis un fan absolu des Beach Boys, par exemple, et ce qui me plaît avant tout dans le jeu de trompette de Chet Baker, c’est qu’il est proche de la voix. Pareil pour Miles. »
Mais l’album est aussi pour une bonne part composé de morceaux purement instrumentaux, tel ce Miss Kaba placé en ouverture qui sur un tapis rythmique très dense, installe l’ambiance d’entrée de jeu. Un son prenant, tenu, mais qui respire créant un mélange subtil, quelque part entre ciel et terre, et dans lequel on peut voir la tonalité d’ensemble du disque. Autrement dit, la cohérence de cette musique, sa capacité à articuler le vocal et l’instrumental est parfaitement maîtrisée. Du coup, quand la voix intervient c’est presque comme si on y était préparé.

Le nom de cet album, « Arkhangelsk » le cinquième d’Erik Truffaz et de son groupe évoque le grand nord, la neige, le froid et la nuit polaire. Arkhangelsk, ce mot contient déjà en soi toute une poésie. On n’intitule pas innocemment un disque, pas plus qu’une composition. « C’est une ville qui se situe au-delà du cercle polaire au nord de la Russie au bord de la mer Blanche. Nous y avons joué dans le cadre d’une tournée, raconte Marcello Giuliani. C’est vraiment un autre monde avec ses petites maisons toutes de travers aux toits en pentes. On se croirait dans un décor de bande dessinée. Youri, un ami d’Erik, vit là-bas et je n’oublierai jamais cette jam-session qu’on a faite un soir avec beaucoup de bouteilles de vodka. Quand on est sortis du club à trois heures et demie du matin, il faisait jour et l’on a découvert ces petites maisons bizarres qui se déployaient sous nos yeux à perte de vue. On aurait dit une hallucination, mais tout cela était bien réel. » Curieusement quelque mois plus tard, ils découvriront l’œuvre du plasticien Richard Greaves dans une exposition au musée de l’art brut de Lausanne, dont les maisons bizarres comme secouées par un tremblement de terre ressemblaient curieusement à celles d’Arkhangelsk. Ce qui évoque pour Erik Truffaz la genèse d’un morceau, ce passage obligé dans le travail à plusieurs quand le groupe compose à partir d’improvisations où rien n’a encore vraiment trouvé sa forme définitive, les contours sont flous indéfinis, en gestation. « L’idée que du chaos naît peu à peu une structure est très importante dans notre musique. On commence bien souvent par improviser dans le plus grand désordre et c’est de là que surgissent les formes. C’est comme ça qu’on a introduit de nouveaux instruments comme l’orgue Hammond B-3 qu’on n’utilisait pas dans les disques précédents ou qu’on a travaillé beaucoup les percussions en utilisant toutes sortes d’objets, comme des poubelles par exemple. Je pense qu’une des originalités de cet album tient beaucoup à ce travail sur les percussions. Sachant que ce qui compte n’est pas tant de faire tel ou tel truc, mais qu’à l’arrivée cela ait du caractère. »

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